Dans son livre ‘Au bonheur des morts’, la philosophe Vinciane Despret explore les différentes façons dont nous entretenons des liens avec nos morts. Elle s’est pour cela laissé guider par les récits qu’elle a récoltés, de manière organisée ou fortuite, en résistant à l’envie de chercher une explication à tout. Malgré le sous-titre ‘Récits de ceux qui restent’, l’ouvrage relève plutôt de l’étude sociologique et philosophique (il y a 194 notes en bas de page !) que du recueil de témoignages.
Vinciane Despret prend pour point de départ la tendance actuelle de penser qu’il n’y a rien après la mort, que les morts n’existent plus que dans la mémoire des survivants. Cette conception les pousserait à défaire les liens avec les morts. Pourtant, les pratiques pour entrer en relation avec eux permettent aux morts de continuer à vivre, mais d’une autre façon. L’auteure expose plusieurs considérations philosophiques sur l’existence et la réalité de l’existence.
Il existe deux visions de la vie après la mort : celle du néant et celle de la vie, mais les doutes et les hésitations sont fréquents. Rares sont ceux qui n’oscillent jamais entre ces deux visions. Vinciane Despret parle du lien que le vivant entretient avec le mort, mais aussi de celui que le mort entretient avec le vivant ; elle lui attribue un rôle actif.
« N’être mort pour personne, c’est justement le risque des morts : le néant. Noms, tombes, objets que l’on conserve, photos, histoires, héritages, quantité de dispositifs soutiennent ce désir [de souvenir]. »
L’auteure suggère qu’il faut trouver et donc faire une place au défunt, notamment en le ‘re-composant’. Cela peut se faire grâce au récit et aux actes : faire des choses que le défunt ne peut plus faire, vivre selon ses valeurs, préparer ses spécialités culinaires, etc.
« Les hommages sont des processus d’amplification d’existence. Le mort y gagne en réalité. Il peut donc prolonger les effets qu’il avait comme vivant dans la vie de ceux qui vont à présent hériter de lui et le faire vivre autrement : être multiple aux effets multiples, et donc plus présent dans son nouveau mode d’existence. »
Vinciant Despret consacre ensuite toute une partie du livre à l’intervention des morts dans la vie des vivants, notamment dans le processus créatif (pouvant être interprété comme du spiritisme ou un état de conscience modifiée ou d’intuition) ou les rêves.
« Faire rêver. C’est l’un des modes privilégiés par lesquels les morts prennent soin des vivants, les mettent au travail de l’énigme, font bifurquer le cours de leurs actions, les incitent à rompre avec les habitudes, les obligent à une autre appréhension des choses. »
Le mort peut également communiquer à travers des signes. Selon l’auteure, les signes peuvent être des produits de notre subjectivité, mais ce n’est pas parce qu’un signe peut être expliqué par des phénomènes médicaux ou scientifiques qu’on ne peut pas y voir une intervention du défunt. De nouveau, comme pour les croyances d’une vie ou non après la mort, des versions multiples et contradictoires peuvent coexister.
« Accueillir certains événements comme des signes, c’est-à-dire comme les indices d’une intention, d’une organisation des événements par une pensée, témoigne d’une compétence semblable à la porosité de l’esprit. Il y a de la pensée ailleurs que dans nos têtes. »
Le thème de la « générosité » des morts est abordé de manière très large et l’auteure cite même la générosité du don d’organes, qui prolonge la vie du donneur et du receveur. Elle termine son essai par les lieux de médiation que sont les cercles spirites et par la perception de la présence des morts. Elle ne parle alors pas tant des phénomènes en tant que tels mais plutôt de la construction du récit et de sa capacité à redonner vie au défunt.
La première fois que j’ai lu le livre de Vinciane Despret, c’était beaucoup trop tôt après la mort de mon compagnon : j’étais encore dans le vif de la perte, et je n’étais pas prête à lire des considérations philosophiques sur les morts, ni à me concentrer sur des phrases complexes. Son livre est pourtant très intéressant, notamment par la multitude des angles d’approche, par son travail extrêmement documenté, mais je ne le conseillerais qu’aux personnes qui sont passées à une étape plus apaisée de leur deuil.